jeudi 23 décembre 2010

Avis de recherche !

L’histoire de ce tableau est connue.

« En 1935, un article du grand historien roumain Nicolae Iorga fait sensation : il présentait ce qu’il pensait être un portrait inconnu de Démétrius exécuté pendant les premières années de son séjour à Istanbul. Conservé dans les collections du Musée d’art de Rouen sans aucune mention de son auteur ni de son modèle, il représente un personnage insolite, portant une perruque « à la française » et un turban « à la turque ». Enthousiasmé par ce mélange d’orientalisme et d’européanisme, l’historien ne cache pas son émotion devant l’homme qu’il décrit comme « très beau, très fin, d’une figure qu’éclaire une vive intelligence, un garçon de vingt à vingt-cinq ans, à la mince moustache, aux yeux très brillants », qui porte un costume oriental en drap d’or ajusté, une épée et, autour du cou, une cravate, comme à Versailles ou à Paris.
Iorga n’hésite pas à attribuer ce portrait à Jean-Baptiste Van Mour, « peintre ordinaire du roi au Levant » depuis 1725, peu connu dans l’histoire de l’art à part l’influence de son grand maître Watteau et le zèle avec lequel il a immortalisé le monde oriental. Le fait qu’il ait été invité en 1699 à Istanbul par l’ambassadeur français De Ferriol permet d’imaginer qu’il a pu y rencontrer le prince moldave, lequel est lui aussi en contact avec le même diplomate.
Mais ce concours de circonstances constitue presque le seul argument de la thèse défendue par l’historien roumain, qui a séduit facilement l’imagination de plusieurs générations. Même un savant de l’envergure d’Arnold J. Toynbee prend au sérieux ce portrait dans sa synthèse monumentale écrite entre 1934 et 1961, A Study of history, où il le mentionne comme un exemple représentatif des convergences entre l’Orient et l’Occident de l’époque.

Les recherches minutieuses effectuées récemment ont réduit à néant cette illusion en prouvant que le tableau n’est ni l’œuvre du peintre flamand, ni le portrait de Démétrius [1]. Pourtant, l’effigie de Rouen est tellement ancrée dans l’imaginaire des historiens qu’elle continue à vivre sa vie. Faute d’autres sources iconographiques, elle joue en quelque sorte le rôle d’un portrait de substitution, d’autant plus difficile à oublier que l’homme à la perruque et au turban répond parfaitement à l’image que l’on avait déjà du prince moldave : celle d’un personnage symbolisant la rencontre des cultures européenne et orientale ». (Stefan Lemny, Les Cantemir, Paris, 2009, p. 54-55)

           
En 1973, à l’occasion de multiples activités pour marquer les 300 ans depuis la naissance de Dimitrie Cantemir, ce portrait quitte les collections de Rouen pour trôner provisoirement en toute majesté dans l’exposition dédiée au prince savant en Roumanie. A cette date, Georges Cioranescu n’avait pas encore publié son étude « Le ‘Hospodar de Valachie’ du Musée de Rouen », dans la Revue des études roumaines, Paris, 15, 1975, p. 85-96, dans laquelle il contestait la paternité deVan Mour et l’identité du personnage (Cantemir). D’ailleurs, même après, on l’a vu, cette remise en question n’a pas eu de conséquences, et l’imaginaire culturel des Roumains a continué à s’accrocher à cette image !

            Le temps passe.
            Quand certains curieux souhaitent voir à Rouen le portrait tant controversé, ils ont la surprise d’apprendre que le tableau … ne s’y trouve plus !
            Les conservateurs du Musée des beaux-arts de Rouen affirment que le tableau n’est pas revenu de Bucarest après l’exposition de 1973. Qu’est ce qu’il s’est donc passé ?
            Ce qui augmente le mystère c’est que la base Joconde ( base de données centrales, maintenant la plupart du temps disponible en ligne, pour les objets dans les collections des musées nationaux de France, maintenue par le ministère français de la Culture)  contient cette fiche qui sème le trouble :

Type d'objet  tableau 
Titre  PORTRAIT DE DEMETRIUS CANTEMIR (?) ; DIT AUTREFOIS UN HOSPODAR DE VALACHIE
Auteur/exécutant  anonyme
Ecole  Pologne (Ecole de ; ?) 
Anciennes attributions  FRANCE (attribué en 1911) ; VAN MOUR JEAN BAPTISTE (GUEY) 
Période création/exécution  17e siècle
Matériaux/techniques  peinture à l'huile ; toile
Mesures  100 H ; 77 L
Inscriptions  inscription (récente, revers)
Précision inscriptions  FAIT EN L'ANNEE 1651
Sujet représenté  portrait d'inconnu (homme, à mi-corps, de trois-quarts, habit, couvre-chef, souverain, Roumain) 
Précision sujet représenté  VALACHIE ; HOSPODAR
Lieu de conservation Hongrie ; Budapest ; Szépmüvészeti Múzeum
Statut juridique  propriété de la commune ; mode d'acquisition inconnu ; Rouen ; musée des Beaux-Arts 
Date acquisition  1811 
Numéro d'inventaire  811.37
Dépôt/changement affectation  en dépôt ; BUDAPEST ; Musée
Date dépôt/changement affectation  1973
Bibliographie  CAT. 1809 n° 180 (?) ; CAT. 1811 n° 180 (?) ; CAT. 1815 n° 90 (?) ; CAT. 1818 n° 88 (?) ; CAT. 1830 n° 281 ; CAT. 1911 n° 853 ; ROSENBERG P. 236

Copyright notice  © Direction des Musées de France, 1989


Nous avons donc pensé que le tableau en question a pu arriver….à Szépmüvészeti Múzeum et nous avons écrit aux responsables des collections pour vérifier l’information !
Déception ! Il ne s’y trouve pas non plus. L’information donnée par cette base est donc fausse !

Alors qu’est ce qui s’est passé avec ce tableau ?
Même s’il ne s’agit pas d’une toile du célèbre Van Mour et même si le tableau ne représente pas notre Cantemir, le sort de ce tableau mériterait d’être connu !

Nous faisons donc appel à tous ceux qui peuvent apporter quelques éléments de réponse : qui a vu de ses yeux ce tableau en Roumanie ? où, précisément ? et, quand ?

dimanche 19 décembre 2010

Histoire et musique : des rencontres autour de Cantemir

 
Stefan Lemny et Jordi Savall - le 30 novembre 2010, Eglise Trei Ierarhi, Iasi 

Écrire un livre sur Cantemir en français et en France paraît au départ une entreprise irréaliste. Les grands éditeurs commandent aux auteurs les livres qui pourraient attirer un large public. Les auteurs qui s’obstinent à écrire les ouvrages de leur propre choix sont très souvent condamnés à recourir aux Maisons d’édition qui publient au compte d’auteur et qui n’assurent pas une diffusion efficace dans le grand réseau des librairies. Cela aurait pu être le destin du livre Les Cantemir, s’il n’y avait pas eu le soutient d’un ami, Antoine de Baecque, directeur des Editions Complexe et l’aide financière de l’Institut culturel roumain de Bucarest ! Ces circonstances réunies ont favorisé la publication du livre en avril 2009.

C’était le premier ouvrage sur Dimitrie Cantemir paru en Occident (à l’exception du traité très savant d’Owen Wright sur la musique de Cantemir, publié en Angleterre en 1992-2000) le premier livre en français à ce sujet et sur la double biographie de Dimitrie et de son fils Antioh. Ainsi, cette contribution aura vu son but se réaliser : celui de faire connaître en Occident les personnalités de ces princes roumains du siècle des Lumières.

Mais qu’est ce qu’un livre dans l’océan de l’édition mondiale ou française ! ? Le fait que la préface soit écrite par un historien de la taille d’Emmanuel Le Roy Ladurie, l’illustre représentant des Annales, dans la lignée de Lucien Febvre et Fernand Braudel, constitue une chance supplémentaire pour que l’ouvrage soit dans l’attention du grand public. Une bonne diffusion dans le réseau des librairies assurée par le Groupe Vilo, auquel les Editions Complexe appartiennent, a fait le reste. 
Mais le fait que le livre sur Cantemir ait réussi à se faire un certain chemin en dehors du milieu des spécialistes est avant tout le résultat d’une rencontre heureuse. Un message reçu peu après la publication du livre de la part de Jordi Savall  me faisait part de la joie qu’éprouvait « le roi de la musique baroque » lorsque, se trouvant en pleine période de préparation de son CD avec la musique de Cantemir, un projet auquel il travaillait depuis de nombreuses années, il a découvert dans une librairie l’ouvrage sur Les Cantemir.

L’invitation qu’il m’a transmise de collaborer à son livret se présentait comme une occasion inattendue qui s’ouvrait à un historien d’être à côté d’un grand musicien dans l’évocation de Cantemir ! Et quel musicien, s’agissant de Jordi Savall ! J’ai pu ensuite assister avec émotion au succès que le CD « Istanbul » a rencontré auprès du public mélomane. Ce n’était pas bien évidemment la première interprétation musicale des compositions de Dimitrie Cantemir. Mais grâce au célèbre interprète catalan, la musique du prince a raisonné davantage dans les oreilles des amateurs de musique de partout.

L’historien peut batailler longtemps pour faire connaître la vie et l’œuvre d’une personnalité. Malgré tout, ce chemin est fastidieux et souvent risqué. Le hasard a fait que Jordi Savall, artiste dont on connait la renommée internationale et dont la création musicale enregistre aujourd’hui un souffle nouveau, soit en même temps un chercheur minutieux des partitions anciennes qu’il mette en valeur en leur donnant une nouvelle interprétation.  C’est ainsi qu’il a découvert un jour à Istanbul les manuscrits de Dimitrie Cantemir et qu’il a décidé de les travailler en vue d’une interprétation moderne avec son ensemble Hespérion XXI. J’ai assisté au concert de Jordi Savall et de son ensemble Hespérion XXI à la Cité de la musique de Paris : cela a été un triomphe ! Un triomphe réitéré sur d’autres scènes dans les grandes villes et capitales du monde jusqu’à Istanbul !

Mon livre sur les Cantemir a eu très vite la chance de donner lieu à une traduction en roumain réalisée avec passion et compétence par Magda Jeanrenaud pour les Editions Polirom. Le 29 novembre a eu lieu son lancement à Iasi, à la Bibliothèque centrale universitaire. Mais ma joie fut plus grande encore quand j’ai vu se concrétiser l’action du Centre culturel français de Iasi, animé par José Maria Queiros pour organiser un concert de Jordi Savall à Iasi. La passion des organisateurs pour la musique en général et pour l’interprétation de Jordi Savall en particulier a été déterminante dans ce choix. Mais comment oublier que grâce à cette passion, la musique de Dimitrie Cantemir a pu résonner un instant dans la ville du prince, la ville de son règne mais aussi de son éternel repos ? Tout comme les spectateurs d’autres grandes villes européennes, les spectateurs de la Philharmonie de Iasi ont eu ainsi l’occasion de vivre le soir du 30 novembre des moments de bonheur et apprécier l’interprétation par l’ensemble Hespérion XXI, dirigé avec maestria par Jordi Savall, de la création musicale du prince moldave.

 J’ai ainsi contribué, par mon travail d’historien, à cette rencontre heureuse. Et j’ai vécu moi-même à cette occasion des retrouvailles émouvantes avec Jordi Savall : nous nous étions rencontrés précédemment à Paris, mais à Iasi, nous avons pu nous revoir, peu après le concert, dans un lieu hautement symbolique pour notre sujet : l’église Trei Ierarhi, devant la pierre tombale de notre héros. Il ne pouvait pas y avoir un hommage plus riche en signification au moment même où, hasard du calendrier, on compte 300 ans de l’avènement du prince au trône moldave. Car cet hommage est sous le signe de multiples rencontres, symboliquement repris du message que Dimitrie et Antioh Cantemir ont légué à leur postérité : rencontre entre la musique et l’histoire, entre les cultures et les peuples, entre le public de Iasi et les interprètes venus des plusieurs pays (Espagne, Grèce, Arménie, Turquie, Israél… ), rencontre avec la France, organisatrice principale de cette manifestation par l’intermédiaire de son Centre culturel de Iasi et, enfin, rencontre entre Jordi Savall et moi-même.

Autres sources sur l’événement de Iasi :



http://www.jurnalul.ro/timp-liber/arte/libertate-pentru-istorie-562839.html

mardi 7 décembre 2010

Évocation Dimitrie Cantemir à Iasi : le 29 et le 30 novembre 2010




Image du lancement du livre Cantemirestii à la BCU, le 29 novembre 2010
De gauche à droite : Magda Jeanrenaud, Silviu Lupescu, Stefan Lemny, Alexandru Zub

Le 29 et le 30 novembre 2010, Dimitrie Cantemir a été évoqué à Iasi d’une manière peu habituelle. Les manifestations autour du prince moldave n’ont pas été le résultat d’une initiative locale, comme c’est le plus souvent le cas et comme on aurait pu le croire, puisqu'en novembre de cette année on célèbre les 300 années écoulées depuis l’avènement du prince savant au trône de la Moldavie. L’initiative revient cette fois à la France, grâce au Centre culturel français qui la représente, et grâce à son directeur, José Maria Queiros.

Pourtant, cette initiative n’avait pas un but purement commémoratif. Sensibles au succès international de la musique de Cantemir dans l’interprétation du « roi » de la musique baroque, Jordi Savall, les organisateurs ont souhaité offrir au public de Iasi la chance de partager les moments d’enchantement vécus par le public de plusieurs grandes villes européennes, de Paris à Istanbul, à la découverte de cette musique. Il a fallu de la part du Centre culturel français de Iasi beaucoup de passion et de ténacité pour accomplir un projet si ambitieux, presque irréalisable, au regard du succès des concerts de Jordi Savall dans le monde. Ainsi, la musique de Cantemir a résonné durant deux heures inoubliables dans la Philharmonie de Iasi, le soir du 30 novembre, grâce à l’interprétation particulièrement originale du virtuose catalan et de son ensemble. Dans une salle bondée, de nombreux spectateurs, debout, sans places, écoutèrent, fascinés, la musique de Cantemir et l’interprétation de Savall et des membres de son orchestre. Pour Jordi Savall, ce fut aussi l’occasion de rencontrer pour la première fois une ville profondément liée au souvenir de Cantemir et de visiter, après le concert, l’Église Trei Ierarhi, où se trouve la tombe du prince moldave.


Jordi Savall et son ensemble après le concert "Cantemir" dans la Philarmonie de Iasi, le 30 novembre 2010

En préambule à ce concert, le 29 novembre, le Centre Culturel français organisait à la Bibliothèque Centrale universitaire de Iasi une autre manifestation culturelle riche de significations : le lancement de la traduction roumaine de notre livre Les Cantemir : l’aventure européenne d’une famille princière au XVIIIe siècle, publié en 2009 aux Editions Complexe (Paris). La manifestation était organisée en collaboration avec les Editions Polirom qui ont publié la version roumaine, avec la participation de l’auteur, de la traductrice, Magda Jeanrenaud, connue pour ses traductions remarquables du français en roumain, mais aussi de Silviu Lupescu, directeur général des Editions Polirom et de l’historien Alexandru Zub, qui a joué autrefois un rôle essentiel dans l’évolution de l’auteur.

Inscrit dans ce prestigieux contexte anniversaire, le lancement de la traduction du livre a été l’occasion de rappeler le lien entre les deux publications dédiées à Dimitrie Cantemir en 2009 en dehors des frontières roumaines : le livre sur Cantemir paru en France et le CD de Jordi Savall, Istanbul. Dimitrie Cantemir. Le livre de la science de la musique et les traditions musicales séfarades et arméniennes, deux contributions qui ont évoqué, pour la première fois pour le public de l’Europe occidentale, la personnalité du prince moldave. La manifestation organisée par le Centre culturel français de Iasi a marqué ainsi l’entrée de ces contributions dans la culture roumaine, un fait qui contribuera peut-être au réveil de l’intérêt pour la vie et l’œuvre des Cantemir, de Dimitrie mais aussi de son fils, Antioh, dans leur espace d'origine. C’est peut-être le plus émouvant et le plus symbolique hommage à la mémoire de Dimitrie Cantemir, 300 ans après son avènement au trône moldave.
(Photographies par Cristina Iliescu, CCFI)